DIMANCHE 10 Octobre à 13h – Cinéma
« Au départ, il y a une image ».
Mais livres et films s’entrecroisent, chaque film devient un livre et chaque livre un film.
Pour Gérard Mordillat qui se présente volontiers comme « artiste de variétés« , l’acte de création peut s’incarner sous des formes diverses, et emprunter des chemins variés qui tous convergent vers l’expression d’une pensée et d’émotions à partager.
Émission A voix nue France Culture le 30/10/2019
CHAPEAU BAS À GÉRARD MORDILLAT
AUTOUR DE L’OEUVRE DE GÉRARD MORDILLAT
A l’aide de courts extraits de films, d’images, de documents, la discussion permettra de suivre le riche parcours de Gérard Mordillat, alternant romans, films pour le petit et le grand écran, documentaires et fictions. Seront notamment évoqués En compagnie d’Antonin Artaud, Corpus Christi, Les Vivants et les Morts, ou Mélancolie ouvrière et La Voix de son maître, projetés dans le cadre du festival.
Rencontre avec Gérard Mordillat animée par Karim Ghiyati, directeur d’Occitanie Films
Gérard Mordillat
Cinéaste bien sûr, mais aussi écrivain, poète, journaliste et membre de l’émission culte de France Culture Des Papous dans la tête, Gérard Mordillat est né à Paris, dans le quartier populaire de Belleville, il s’intéresse très vite à la littérature et au cinéma. Il publie des poèmes, travaille avec Roberto Rossellini, réalise un documentaire sur les patrons, devient responsable des pages littéraires du journal Libération, qu’il quitte dès la publication de son premier roman, Vive la sociale !. Ses films et l’ensemble de son oeuvre sont traversés par la question sociale sous toutes ses formes. Il explore également la question religieuse avec Jérôme Prieur.
TRAVAIL & MÉLANCOLIE OUVRIÈRE : GÉRARD MORDILLAT À LABASTIDE-ROUAIROUX, SUR LES PAS DE CHRISTOPHE DE PONFILLY
« Lorsque les vivants deviennent sourds, faut-il se taire ? Y a-t-il un sens à parler dans le désert du silence des autres ? », interroge Christophe de Ponfilly. On connait la réponse, que donne Christophe dans son œuvre-vie. Celle de Gérard Mordillat, pourrait se puiser dans son roman « La rue des Rigoles » (Calmann-Lévy, 2002) : « Rien ne m’émeut plus que les larmes des autres. Les larmes sans destination de ces hommes ou ces femmes qui, parfois, sanglotent dans le métro ou à la terrasse d’un café sans que quiconque puisse deviner l’objet de leur tristesse, ni tendre la main à leur malheur… »
Gérard nous dit encore (in son roman chef d’œuvre « Les Vivants et les morts ») : « Nous devons penser le monde que nous voulons si nous ne voulons pas que d’autres le confisquent à leur profit, confisquent jusqu’à nos rêves et nous ramènent à l’état d’esclaves, de marchandises ».
Durant trois jours (8, 9 et 10 octobre 2021), Gérard Mordillat et d’autres réalisateurs vont répondre à la question, caméra au poing et mots en bouche – durant le 14ÈME FESTIVAL ÉCHOS D’ICI ÉCHOS D’AILLEURS, SUR LES PAS DE CHRISTOPHE DE PONFILLY, à Labastide-Rouairoux (Tarn) – : : « C’EST QUOI CE TRAVAIL ! ? ».
« Le moteur de la mise au travail, c’est – comme le disait Marx – l’aiguillon de la faim. Nous avons là affaire à une prise d’otages. Je le dis parce que le mot « prise d’otages » est souvent employé dans le débat ordinaire, dans le commentaire médiatique, politique et éditorialiste. Et les preneurs d’otages sont soit les cheminots, soit les éboueurs, etc. À ceci près que le salariat lui-même n’est qu’une gigantesque prise d’otages », répond Frédéric Lordon (in le film documentaire de G. Mordillat et de J. Prieur, Travail salaire, profit, Arte TV, 2019).
Redonnant une histoire et une vie à des individus victimes de l’oppression capitaliste, Gérard Mordillat ajoute : « Chaque jour, nous sommes témoins d’une guerre qui ne dit pas son nom, une guerre dont on égrène le nombre de victimes de façon comptable et entièrement déshumanisée : 400 licenciements ici, 300 licenciements là. À travers « Les Vivants et les Morts », j’ai voulu rappeler que ces destructions d’emplois correspondent bien à des destructions de vies. Ainsi, porter un éclairage sur la brutalité de notre système économique est une manière de rendre leur histoire – et finalement leur vie – à des personnes à qui on a non seulement supprimé un travail, mais aussi une mémoire, un champ social et relationnel. Il faut bien prendre conscience que, symboliquement, un licenciement n’est rien d’autre qu’une mort. »
Ce 14ÈME FESTIVAL ÉCHOS D’ICI ÉCHOS D’AILLEURS va démarrer fort avec la projection, suivie d’un débat, du film de fiction de Mordillat, la poignante « Mélancolie ouvrière » (2018) : itinéraire d’une ouvrière syndicaliste du textile Lucie Baud (interprétée à l’écran par une époustouflante Virginie Ledoyen) et l’une des premières syndicalistes françaises qui, en 1905 et 1906 mena les grandes grèves dans les usines de tissage de la soie à Vizille et Voiron, près de Grenoble. Femme héroïne du quotidien qui lutte contre « l’infinie servitude des femmes »…
Lucie Baud, née en 1870, a commencé à travailler à l’âge de douze ans, en 1883, dans un tissage mécanique du Péage-de-Vizille (Isère), où était employée sa mère – puis à Vizille, au début de 1888. Elle se marie en octobre 1891 et devient veuve à trente-et-un an. En 1902, elle fonde, avec l’aide des militants de la Bourse du Travail de Grenoble, le Syndicat des ouvriers et ouvrières en soierie du canton de Vizille. En 1904, Lucie Baud s’oppose à de nouvelles baisses des prix de façon provoquées par l’introduction de mécaniques plus perfectionnées. En août, déléguée au sixième congrès national de l’industrie textile, à Reims, on ne lui laisse pas prendre la parole et la question du travail féminin, n’est même pas évoquée.
Au début de 1905, à la suite de l’annonce d’une diminution de 30 % à l’usine Duplan, Lucie Baud fait adopter le principe d’une grève. Deux cents ouvrières luttent pendant près de quatre mois, et ne reprennent le chemin des ateliers que le 30 juin, sur une solution de compromis. Lucie Baud, qui a conduit le combat, organisé des soupes ouvrières et des collectes dans les usines est la première victime de la répression patronale. Elle est renvoyée en même temps que cent cinquante de ses compagnes. A Voiron (Isère), Lucie Baud participe à la grève générale du printemps 1906, qui s’achève sur un succès durable et amène une amélioration des conditions du travail féminin dans toute la région soyeuse du Dauphiné. Elle meurt épuisée en 1913, sept ans après une tentative de suicide.
On imagine déjà aisément la résonnance du film de Gérard à Labastide-Rouairoux, où le textile et toutes les opérations annexes, le savoir-faire des tisserands, la réputation des produits, la qualité des dessins, l’innovation placèrent les tissus au tout premier rang français. En 1944, la commune atteint 3.390 habitants. Plus de 2.000 ouvriers travaillent dans les 30 usines de la ville, sans compter les ateliers de tissage des façonniers (65 ateliers à domicile). Mais l’activité textile, comme toutes les activités de main d’œuvre, n’est pas épargnée par les ravages de la société capitaliste et ses délocalisations à foison. Les usines ferment les unes après les autres.
Le 24 janvier 1978, Michel Castaing écrit dans le journal « Le Monde » : « Labastide-Rouairoux… Huit entreprises de textiles fonctionnaient encore au début 1977… à l’abri des hautes collines cévenoles qui flanquent la bourgade, hérissées de menhirs et de sanctuaires, aux confins de la montagne Noire. Trois d’entre elles seulement résistent encore, vaille que vaille, à la tourmente économique : les établissements Joseph Houard (filature de laine, 165 ouvriers, répartis en deux ateliers à cheval sur la frontière Tarn-Hérault), les établissements Crouzet (haute nouveauté, 110 salariés) et la société du Pouissant (teintures et apprêts, 50 employés). Pour combien de temps, s’interrogent les Bastidiens ? Emportées par le courant dévastateur de l’année dernière, les cinq autres ont déposé leur bilan : les établissements Bourguet (manufacture intégrée, 170 salariés), Houard Jeune (haute nouveauté, 120 personnes), les établissements Benne (fusionnés avec la société La Tamir, teintures et apprêts, 45 employés), les filatures et tissages Marmor (tissage, 25 travailleurs) et les établissements Mahous (confection, habillement, 25 ouvrières). La liquidation de biens a été prononcée pour les établissements Bourguet et Mahous. Le personnel a été licencié pour raisons économiques. Les trois autres entreprises sont en règlement judiciaire : les travailleurs de Houard Jeune et de Marmor sont encore à leur poste, mais ceux de Benne ont été mis en chômage technique. « Il y a vingt ans, l’industrie du textile employait, à Labastide-Rouairoux, 1.800 personnes, dit M. Roger Baraille, trente-trois ans, ouvrier de la teinture, premier adjoint au maire (1). Sur les quelque 600 salariés qui restent 325, soit plus de 50 %, sont actuellement inscrits au chômage. Et cette liste n’est pas hélas ! Limitative. »
Le 16 février 2000, on lit dans le journal « Les Échos » : « Première activité industrielle du département, la filière textile, dont les effectifs sont passés en trente ans de 17.000 à 5.000 emplois, n’est pas au bout de ses difficultés dans le Tarn. À Castres, premier pôle français de laine cardée, le bonnetier Tricotages Castrais (70 salariés) vient d’être à nouveau placé en redressement judiciaire. Cette procédure, déjà appliquée en avril 1998, s’était soldée par la suppression de 62 emplois. Le transfert d’une partie de la production au Maroc, où elle possède 50 % des Tricotages du Haut Atlas, ainsi qu’en Inde, où elle contrôle à 100 % Bengalore Knitting, n’aura pas suffi… »
Aujourd’hui, 95% du textile consommé en France (habillement et linge de maison) est importé, dont 80% d’Asie. Le textile a été la première filière à délocaliser. Depuis 40 ans, on a non seulement désindustrialisé avec les pertes d’emplois en conséquence, mais on a de plus délocalisé dans des pays utilisant une énergie souvent dix fois plus carbonée que la France ! En France le kilowattheure représente 100 grammes de Co2. En Chine, c’est 1.200, et en Inde plus de 1.300 !, précise, en avril 2021, Éric Boël, qui est à la tête des Tissages de Charlieu.
Labastide-Rouairoux et les luttes sociales, la mise à mort de l’industrie textile, la mémoire (la dignité) ouvrière, c’est tout le sujet de la « Mélancolie ouvrière » de Gérard Mordillat, d’une large part de son œuvre écrite et filmée et aussi de « Les Vivants et les morts », dont un personnage nous dit : « Si les actionnaires des boîtes pouvaient se passer d’ouvriers, ils s’en passeraient tout de suite – et peut être qu’un jour ils s’en passeront vraiment ! – mais en attendant, ce qu’ils veulent, ce sont des esclaves, des ignorants corvéables à merci… » Dans le dernier roman de Gérard, « Les roses noires » (Albin Michel, 2020), on peut encore lire : « L’usine avait fermé et le bâtiment avait été rasé, comme beaucoup d’autres à cette période où la finance avait définitivement pris le pas sur l’industrie… Ils ont brisé toutes les solidarités. Ils ont mis en concurrence les salariés entre eux, les jeunes contre les vieux, les hommes contre les femmes, les Blancs contre les Noirs, les jaunes, les n’importe quoi contre tous. Ils voulaient le chaos, l’amnésie, la confusion mentale pour qu’aucune force ne soit capable de s’opposer à eux… »
Labastide-Rouairoux et les luttes sociales, la mise à mort de l’industrie textile, la mémoire (la dignité) ouvrière… ce sont encore les gens, l’Écomusée et, depuis 2008, grâce à Marie Bernar et à Philippe, et leurs amis, le « Festival du film documentaire Échos d’ici, Échos d’ailleurs, sur les pas de Christophe de Ponfilly ». Un festival au départ « improbable », dans un lieu qui ne l’est pas moins « improbable », mais dont la qualité de la programmation et l’accueil unique, attire chaque année des centaines de personnes d’ici et d’ailleurs et mobilise tout le village ou presque dans son fonctionnement.
Ce festival unique est né en hommage à Christophe de Ponfilly, écrivain, réalisateur, auteur d’une quarantaine de films documentaires, un film de fiction « L’Étoile du soldat » (2006), et de dix livres (documents et fictions), dont en 1997, « Massoud, l’Afghan », son chef d’œuvre. Christophe venait tous les ans à Labastide-Rouairoux, pour se reposer des injustices du monde (qu’il prenait de plein fouet sans « filtre », depuis l’assassinat de son ami Massoud), dans cette Montagne Noire où il avait trouvé, en venant y visiter son plus vieil ami de jeunesse, un milieu serein, amical et fraternel.
À l’instar de Christophe, le festival a posé l’humanisme au centre de son existence et l’éveil à la tolérance comme moteur de recherche. J’ai pu le vérifier en octobre 2018, invité au Festival, pour évoquer Christophe de Ponfilly et y présenter son film Joseph Brodsky, poète russe, citoyen américain (52 mn, Fr3, La Sept et Interscoop, 1989) et participer à un débat, autour du film, de Christophe et de Brodsky, qui a écrit : « « Un poète est d’abord reconnu par les siens, la société le fuit. Il fait un pas en direction de la société, mais la société, elle, ne fait pas le moindre pas en direction du poète. Le poète dit à son auditoire la nature de l’homme, mais personne ne l’entend, personne. L’aspiration principale de l’homme est de se détourner, de se protéger de la vérité du monde où il vit. Chaque fois que la vérité vous est proposée, soit vous vous en détournez, soit vous vous mettez à haïr le poète qui vous apporte cette vérité. Soit, et c’est encore pire, vous déversez sur lui une pluie de récompenses et vous essayez de l’oublier. »
Christophe DAUPHIN